Louis Aragon : "Le jour se lève sur la fontaine des innocents" Eté 1941.
"les oublier c'est les tuer une seconde fois!"
Le jour se lève sur la fontaine des innocents
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Cendres sur les toits du matin
Lorsque la dernière putain
Va se coucher de guerre lasse
lL'aube efface d'un jour déteint
Les réverbères dans les glaces
Les hommes de ciel et de boue
Portent à leurs yeux de hiboux
La suie et la sueur des paumes
Par le square aux dormeurs debout
Un instant de fatigue chôme
Dans le petit soleil absent
Pour qui ce temple renaissant
Alexandrie ou Rome Athènes
De deux charniers des Innocents
Il n'est resté qu'une fontaine
Depuis bientôt quatre cents ans
Figures qu'on voit l'eau puisant
Pourquoi font-elles simulacre
D'attendre au puits leurs courtisans
Revoici le temps des massacres
Paysannes sans horizon
À la margelle des maisons
Samaritaines idéales
Marchandes des quatre saisons
Nymphes que hâle l'air des Halles
Diront-elles si leurs cœurs sont
De pierre comme est le frisson
Qui froisse leurs robes de pierre
Ces échansonnes sans chanson
Sans pleurs sans pluie à leurs paupières
Ici la rue a goût de sang
Où sur des diables les bœufs s'en
Vont fleurir l'ombre par centaines
Des deux charniers des Innocents
Il n'est resté qu'une fontaine
Mais de la Saint-Barthélémy
Nul n'a gardé mémoire hormis L
es longues filles en chemise
Qui virent périr leurs amis
D'où Jean Goujon les avait mises
Étrange tour de nos tourments
Il faut bâtir un monument
En qui survivent nos batailles
Dans le marbre éternellement
Et que Paris trouve à sa taille
À la taille de ses barreaux
À la honte de ses bourreaux
Le monument du haut vouloir
À la gloire de nos héros
À la gloire de notre gloire
Arche du ciel
Marche d'encens
La nuit qui poursuit les passants
A l'aurore devient châtaine
Des deux charniers des Innocents
Il n'est resté qu'une fontaine
Arche fontaine ou mausolée
Le monument dont j'ai parlé
Emprunte aux ailes du martyre
Les frémissantes envolées
Des Marseillaises quand on tire
Il est fait de feu songez-y
Et mille salves de fusils
Éclairent ses architectures
À la terrible poésie
De l'échafaud grandeur nature
Au cri de France jamais tu
Que l'on torture ou que l'on tue
A la mort comme à la parade
Et jusqu'aux lèvres des statues
Je reconnais mes camarades
Leur cri sera le plus puissant
L'avenir en garde l'accent
Parfums perdus haines lointaines
Des deux charniers des Innocents
Il n'est resté qu'une fontaine
Louis Aragon Eté 41
"La Diane Française"