Poèmes et dessins écrits de déportés dans les camps nazis et français en 1940-1945
Source : Fondation pour la mémoire de la déportation
---------
UNE POUPÉE À AUSCHWITZ
Sur un tas de cendre humaine une poupée est assise
C’est l’unique reliquat, l’unique trace de vie.
Toute seule elle est assise, orpheline de l’enfant
Comme autrefois elle l’était parmi ses jouets
Auprès du lit de l’enfant sur une petite table
Elle reste assise ainsi, sa crinoline défaite,
Avec ses grands yeux comme en ont toutes les poupées du monde
Qui du haut du tas de cendre ont un regard étonné
Et regardent comme font toutes les poupées du monde.
Pourtant tout est différent, leur étonnement diffère
De celui qu’ont dans les yeux toutes les poupées du monde
Un étrange étonnement qui appartient qu’à eux seuls
Car les yeux de la poupée sont l’unique paire d’yeux
Qui de tant et tant d’yeux subsiste encore en ce lieu,
Les seuls qui aient resurgi de ce tas de cendre humaine,
Seuls sont demeurés des yeux les yeux de cette poupée
Qui nous contemple à présent, vue éteinte sous la cendre,
Et jusqu’à ce qu’il nous soit terriblement difficile
De la regarder dans les yeux
Dans ses mains, il y a peu, l’enfant tenait la poupée,
Dans ses bras, il y a peu, la mère portait l’enfant,
La mère tenait l’enfant comme l’enfant la poupée,
Et se tenant tous les trois c’est à trois qu’ils succombèrent
Dans une chambre de mort, dans son enfer étouffant.
La mère, l’enfant, la poupée,
La poupée, l’enfant, la mère.
Parce qu’elle était poupée, la poupée eut de la chance.
Quel bonheur d’être poupée et de n’être pas enfant !
Comme elle y était entrée elle est sortie de la chambre,
Mais l’enfant n’était plus là pour la serrer contre lui,
Comme pour serrer l’enfant il n’y avait plus de mère.
Alors elle est restée là, juchée sur un tas de cendre,
Et l’on dirait qu’alentour elle scrute et qu’elle cherche
Les mains, les petites mains qui voici peu la tenaient.
De la chambre de la mort la poupée est ressortie
Entièrement avec sa forme et son ossature,
Ressortie avec sa robe et avec ses tresses blondes.
Et avec ses grands yeux bleus qui tout pleins d’étonnement
Nous regardent dans les yeux, nous regardent, nous regardent.
Moshe Schulstein – Auschwitz
---------------------------------
ET NUNC
Nous porterons la France au-delà de la mort
Au-delà du visage mourant du premier preux,
Au-delà de la haine, au-delà de nos corps
Qui n’attendent plus rien que de passer à Dieu.
Nous porterons la France au-delà de la peur
Marquée sur son front mort d’une couronne impure.
Nous porterons la France au-delà du reproche
Dans le calme enchanté de l’ultime blessure.
Nous porterons la France au-delà du vieil Arbre
Où l’ange va lustrer la guerre et ses deux ailes
Où le fruit revenu dans le manteau du sacre
Laisse fuir de son grain et l’éclair et l’orage.
Nous porterons la France sur le bord de nos plages
Où le vent soufflera son haleine d’étoiles
Où les bêtes fuiront l’humidité des bois
Où la nuit lèvera son voile vers le large.
Le jour de la colère a sonné dans les bois,
Nous porterons la France au vieux pas du cheval.
La couronne de ronces a suffi pour sa foi,
L’écume des cuirasses cuit les eaux du val.
Nous porterons la France de village en village.
Saluez donc bien bas sa robe déchirée.
Voici le tour de France, et puis tournez la page…
Les cloches de l’Histoire sonnent à toute volée.
Jean Cayrol – Mauthausen
---------------------
DORA
Tel du bétail,
Nous dormons dans des trous.
Pour nous, le soleil ne brille pas.
Pour nous, aucune étoile ne s’allume.
Pour nous, il n’y a que des roches abruptes,
Des murs froids et morts.
Les machines à forer la montagne grondent sans répit.
C’est infernal.
L’air est lourd,
Et, dans les ténèbres des galeries,
La poussière empoisonnée
Colle comme un meurtrier à nos talons,
Comme un couteau tranchant
Elle entaille nos poumons,
Enlève les couleurs de nos joues,
Brouille nos yeux
Et couvre nos vêtements et nos cheveux
D’un gris uniforme.
Nous n’avons pas le temps de nous plaindre
Encore moins d’enlever de nos yeux
Cette poussière collante.
Nous ne sommes que des ombres,
Des silhouettes aux joues creuses
Qui vont au-devant de la mort dans les catacombes.
Le désespoir, l’angoisse
Rongent sans cesse nos coeurs comme des loups affamés.
Des prières expirent
Et se brisent sur les rochers insensibles.
Stanislas Radinecky – Dora
------------------------------
AU BLOCK 4
Sous l’étoile trop pure
Du grand ciel froid
La toile de la tente
Au vent qui tourmente
Claque – et c’est la voile
Des galères d’autrefois.
Oppressés, compressés
Les prisonniers s’irritent
Des toux rocailleuses
Et des voix pleureuses
Des mourants qui s’agitent.
Le projecteur est dur
La sentinelle boit
Je ferme mes gerçures
Et mes lèvres sans joie.
Le projecteur est dur
La sentinelle boit
J’étire mes jointures
Et fais craquer le bois.
Ovida Delect Composé en 1944, sans crayon
--------------------
APPEL A MAIDANEK
Son strident de cloche
La baraque craque comme un vieux tronc
D’un pas mesuré les hommes vont
Marchent et tremblent de froid.
Rangs gris de miséreux
Ossements fragiles
Retenus par des loques.
Le désespoir frappe
Sur ces plaines rocheuses.
De fils de fer
La peur s’enveloppe…
Des nuages, ailes noires,
S’agitent, l’aube coule tel
Un sanglant ruisseau.
Le jour qui vient point de repos
Pour les bras des forçats
Chargés de pierres.
La cloche du camp se tait
Sourdement les rangs emplissent
La place d’appel
Crânes dénudés ravagés
Livrés au vent sauvage.
C’est l’instant de recueillement
L’une près de l’autre soupirent
Les poitrines. J’entends la toux
Dans les hurlements du vent
Et je sens la Mort dans sa marche.
Grigori Timofeevy – Maïdanek
---------------------
RESISTANCE
Au courant des chemins et des airs de sacrilèges,
Nous marcherons des nuits sans feindre le repos
Par des plaines de gel, des collines de neige
Des cités endormies gardées par des schupos.
Nous irons délivrer de blanches Andromède
Guettées sur leurs rochers par des monstres volants,
Nos blessures d’antan rouvertes sans remède
Feront nos pas prudents et nos yeux vigilants
Sur les sentiers de l’ombre et leurs pentes obscures,
Nous glisserons furtifs environnés d’éclairs,
Les murs seront truqués, les retraites impures
Et beaucoup se perdront dans d’étonnants déserts.
Mais nous terminerons nos dures épopées,
Nous rentrerons chez nous pour d’autres lendemains.
Nous ne rapporterons pas même nos épées
Et nous vivrons sans gloire avec rien dans les mains.
Jean Puissant – Buchenwald 1944
-----------------------------
ESPOIR
Dans la dure et froide écore des nuits
J’ai creusé ton image
Filins de feu
Les phares sur Berlin
Tendaient la toile du Grand Cirque
La Mort caracolait
La neige mordait au coeur
Avec tes bons yeux d’épouvante
Tes lèvres sans sourire
Patiemment j’ai gravé
L’âpre visage de l’Espoir
Pierre Genty, Sachsenhausen Kommando de Lichterfeld. Hiver 1944 – 1945
-------------------------
AMOUR DU PROCHAIN
Qui a vu le crapaud traverser la rue ?
C’est un tout petit homme : une poupée n’est pas plus minuscule.
Il se traîne sur les genoux : il a honte on dirait,
- Non. Il est rhumatisant, une jambe reste en arrière, il la ramène.
Où va-t-il ainsi ? Il sort de l’égout, pauvre clown.
Personne n’a remarqué ce crapaud dans la rue ;
Jadis, personne ne me remarquait dans la rue.
Maintenant, les enfants se moquent de mon étoile jaune.
Heureux crapaud!… Tu n’as pas d’étoile jaune.
Max Jacob – Drancy
--------------------------------
IL FAUDRA QUE JE ME SOUVIENNE
Il faudra que je me souvienne,
Plus tard, de ces horribles temps,
Froidement, gravement, sans haine,
Mais avec franchise pourtant.
De ce triste et laid paysage,
Du vol incessant des corbeaux,
Des longs blocks sur ce marécage
Froids et noirs comme des tombeaux.
De ces femmes emmitouflées
De vieux papiers et de chiffons
De ces pauvres jambes gelées
Qui dansent dans l’appel trop long.
Des batailles à coups de louche,
A coups de seau, à coups de poing.
De la crispation des bouches
Quand la soupe n’arrive point.
De ces « coupables » que l’on plonge
Dans l’eau vaseuse de baquets,
De ces membres jaunis que rongent
de larges ulcères plaqués.
De cette toux à perdre haleine,
de ce regard désespéré
Tourné vers la terre lointaine.
O mon Dieu, faites-nous rentrer
Il faudra que je me souvienne
Micheline Maurel – Ravensbrück Décembre 1944
-------------------
PLACE D’APPEL (1940)
Dans la tempête,
Autour des collines de Weimar,
La neige danse…
Et grince la noire mort des miradors…
Dix mille statues de gel sur la place d’appel
la voix stridente du micro
Déchire l’oreille des dix mille :
«Les croque-mort au grand portail séance
tenante »
Et moi mélancoliquement me dévisage
La tumeur livide au crâne
De l’homme devant moi…
Dans la tempête,
Autour des collines de Weimar,
La neige danse…
Et grince la noire mort des miradors.
Franz Hackel –Buchenwald
------------------------------
CHANSON D’AUTOMNE
C’est la chanson d’Automne,
Un peu triste pourtant.
Le temps fuit et nous donne,
Le regret du printemps !
Car sans répit il coule,
Brassant les heures passées,
Comme le pas qui foule,
Les feuilles entassées.
Avons-nous su saisir,
Des corolles fragiles :
Le parfum, le plaisir,
Comme l’abeille agile ?
Peut-être reste-t-il
Une goutte de miel,
De ce doux mois d’avril
Où nous comblait le ciel ?
Déjà la brise et fraîche,
Et s’en va l’hirondelle !
L’herbe du square est sèche,
Dégarnie la tonnelle.
Et mon coeur douloureux,
De voir s’enfuir mon rêve,
Songe à ces jours heureux,
Aux extases si brèves !
Damien Sylvere, déporté à Buchenwald. Ce poème fut écrit, durant la période 1943-1945 de sa déportation.
---------------------------
PEINE
Si trop battue
Je laisse un jour
Pencher sur neige
L’âme violette
Si trop battue
Je laisse un jour
Tourner le ciel
D’acier mortel
Si trop battue
Je laisse un jour
Des mains crispées
Griffer la glace
Si trop battue
Je laisse un jour
Un long corps bleu
Porté à deux
Ovida Delect, déportée à Neuengamme pour faits de Résistance. Composé, sans crayon ni papier, en janvier 1945, dans un des camps d’extermination nazis, après une marche de 5 kilomètres, pieds nus, dans la neige. J’avais alors dix-huit ans.
----------------------------------
L’EVASION
Pierres et toujours pierres
Le camp entier est pétrifié
En vain tu tentes de desceller ces pierres
Qui se sont refermées sur le monde
Jours de sueur et de sang
Nuits de pourriture étoilée
Même alors tu dors pas
Car les tourments chassent ton sommeil
L’aube de nouveau te chasse vers le travail
Un bruit d’enfer fracasse les tempes
Et une folle pensée alors insiste :
Peut-être les SS ne me rattraperont-ils pas !
Le vent se lève les oiseaux fuient
D’une maison c’est un appel vers la route vole
Et tu cours tu cours tu cours sans répit
…Bruits de bottes… cris… salve…
les rocs se déchiquètent et les cailloux résonnent
…puis le silence tombe sur la vie…
sur le chemin sanglant un homme gît
Il est libre… il n’appartient plus à personne.
Grzegorz Timofiejew – Gusen 1943
--------------------------
SOIF
Lorsque nous quitterons ce dantesque décor,
Lorsque les horizons seront devenus bleus,
Ma soeur, il nous faudra nous souvenir encor
De nos rêves mort-nés dans le soir nébuleux.
Mais retrouveras-tu la maison familière
Et ce goût de bonheur qui mûrissait en toi
Ainsi qu’un fruit pulpeux tout gorgé de lumière
Et n’auras-tu pas soif et n’auras-tu pas froid
Comme dans les wagons plombés de la misère
Lorsque nous haletions au rythme des convois
Dans le petit matin putride et délétère
Où nous comptions nos morts tout en baissant
la voix ?
La soif, la grande soif des pays sans aurore,
De notre souvenir saurons-nous la chasser ?
J’ai peur d’une autre soif plus exigeante encore
Que nulle eau saurait à jamais étancher.
Violette Maurice – Ravensbrück
-------------------------------
Les dessins sont de: France Odoul, Violette Lecoq, Henri Gaillot, François Reisz, Jacques Barreau, Claude Torrès, F. Natanson tous déportés.